5
Le service des soins intensifs occupait le cinquième étage de l’hôpital de l’UCLA. Pike sortit de l’ascenseur et suivit les panneaux indicateurs jusqu’à un poste de surveillance octogonal, tout au fond d’un long couloir bordé de chambres à baies vitrées. Si des rideaux ménageaient un peu d’intimité aux patients, ils étaient presque tous ouverts, afin de permettre au personnel de les voir.
Pike chercha en vain des policiers du regard en approchant du poste : ils étaient tous repartis. Il attendit qu’une infirmière à bout de patience se tourne vers lui. barbara fernham, indiquait son badge.
— Je peux vous aider ?
Pike et sa chemise bleu ciel lui présentèrent les fleurs.
— Ana Markovic.
L’expression de l’infirmière s’adoucit à la vue des marguerites.
— Excusez-moi. Vous êtes de la famille ?
— Un ami de la famille.
— Les visites sont limitées dans le service, pas plus d’une personne à la fois et pas plus de quelques minutes. Sa sœur y est en ce moment, mais je suis sûre que ça ne la dérangera pas de vous laisser la place.
Pike acquiesça.
— Chambre 12, mais vous ne pourrez pas lui laisser ces fleurs. Certains patients font des réactions allergiques qui affaiblissent leur système immunitaire.
Pike, qui s’y attendait, les lui donna. L’infirmière les déposa sur le comptoir, admirative.
— Très joli. J’aime bien les marguerites. Soit vous viendrez les reprendre en partant, soit on les enverra dans un autre service. En général, elles atterrissent à la maternité.
— Avant de la voir, j’aimerais parler à l’infirmière qui la suit. C’est possible ?
— Tout le monde la suit, en fait. On travaille en équipe.
— Les policiers m’ont dit qu’elle n’avait pas été capable de parler quand ils l’ont découverte. Je me demandais si elle avait repris connaissance après l’opération.
— Non, je regrette.
— Sans aller jusqu’à tenir une conversation, elle a peut-être prononcé un nom. Ou dit quelque chose susceptible d’aider les enquêteurs.
— Vous comprendrez quand vous la verrez, répondit l’infirmière, compatissante. Elle est inconsciente et totalement incapable de communiquer.
— Vous voulez bien demander à vos collègues ?
— Oui, mais je suis certaine qu’elle n’a pas parlé.
Un voyant s’alluma à côté de la porte d’une chambre, attirant l’attention de l’infirmière.
— Chambre 12. Pas plus de quelques minutes, d’accord ?
L’infirmière s’éloigna en hâte, et Pike se dirigea vers la chambre 12. Comme ailleurs, la porte était ouverte et le rideau écarté. Pike s’attendait à y trouver la sœur mais la pièce était vide, à l’exception de la silhouette couverte de bandages étendue sur le lit.
Pike hésita sur le seuil, se demandant jusqu’où il devait aller, puis approcha du lit. Tout le côté gauche du visage et du crâne d’Ana disparaissait sous un épais bandage, en revanche son profil droit était visible. Elle semblait essayer d’ouvrir un œil. Sa paupière se soulevait, l’œil en dessous vaguait, chavirait, puis la paupière retombait.
Dès qu’il la vit, Pike comprit qu’elle n’avait pas parlé, et se dit qu’il y avait peu de chances qu’elle reprenne connaissance. La forme du pansement suggérait que la balle avait pénétré sous l’œil gauche en s’écartant de la ligne médiane du visage. Vu le degré d’intumescence et de décoloration de la partie visible, des fragments d’os maxillaire avaient dû lui exploser dans les sinus, la bouche et les yeux comme des éclats d’obus. Déclenchant une douleur insoutenable. Pike souleva le drap juste ce qu’il fallait pour apercevoir les pansements du thorax et de l’abdomen, encore teintés d’orange par la bétadine qui avait servi à désinfecter. Il rabaissa le drap et le borda avec soin. Cette blessure au thorax avait dû provoquer encore plus de ravages. La balle avait vraisemblablement été déviée par les côtes ou par la clavicule avant de perforer le diaphragme et de s’enfoncer dans l’abdomen. Entre le moment où Ana s’était fait tirer dessus et son arrivée au bloc opératoire, son poumon gauche s’était vidé, sa cavité thoracique s’était emplie de sang, qui avait ensuite inondé son bas-ventre par le diaphragme. Passé un certain stade d’hémorragie, la pression artérielle s’était effondrée jusqu’à devenir tellement basse que les organes avaient cessé de fonctionner les uns après les autres, un peu comme un moteur de voiture en manque d’huile. Dans ce cas, il continue de tourner, mais en s’endommageant de plus en plus. Si on le laisse en marche trop longtemps, et même si on lui remet toute l’huile qu’on veut, les dommages resteront irréparables et il tombera en panne irrémédiablement. Tout le sang d’Ana Markovic s’était vidé à l’intérieur de son corps et elle agonisait.
Pike avait déjà vu des hommes mourir ainsi et comprit que si cette jeune femme devait témoigner de ce qu’elle avait vu, il fallait qu’elle le fasse vite.
— Ana ?
Son œil visible frémit, roula, se referma.
Pike lui effleura la joue.
— Ana, nous avons besoin de votre aide.
L’œil se révulsa puis se ferma de nouveau, un mouvement autonome dénué d’intention consciente.
Pike lui prit la main. Il la caressa, pressa la chair tendre entre son pouce et son index.
— À quoi ressemblaient-ils ?
Elle ne réagit pas.
— Qui vous a tiré dessus ?
— Éloignez-vous d’elle, lâcha dans son dos une voix féminine.
Pike se retourna calmement. Une femme qui devait approcher la trentaine, sans doute la sœur d’Ana, se tenait devant la porte. Des yeux comme des éclats de silex, des cheveux noirs rabattus en arrière, et un accent prononcé d’Europe de l’Est.
— J’essayais de la réveiller, dit Pike.
— Lâchez-lui la main et éloignez-vous.
Elle portait un blouson en daim sur un jean de marque. Sa main droite, enfouie dans un sac en cuir surdimensionné, était d’une immobilité de mauvais aloi.
Pike reposa celle d’Ana sur le drap.
— Excusez-moi. Je suis venu voir si elle était réveillée. Les Meyer étaient mes amis.
La nouvelle venue plissa les yeux, méfiante.
— Les gens chez qui elle travaillait ?
— Frank et Cindy. Ana s’occupait de leurs enfants.
— Vous connaissez Ana ?
— Non, on ne s’est jamais rencontrés.
Sans montrer aucun signe d’adoucissement, ses yeux cartographièrent le visage de Pike, sa carrure, ses lunettes noires, sa brosse de soldat d’élite. Ce qu’elle voyait ne lui plaisait pas. La chemise non plus.
Elle fit un pas de côté pour lui laisser la voie libre.
— Vous feriez mieux de partir. Ils n’aiment pas trop les visites, ici.
Sa main était toujours dans le sac.
— Elle a dit quelque chose qui pourrait nous aider ?
— Nous. Vous êtes flic, maintenant ?
— Je me suis mal exprimé. Un nom. Un mot. Quelque chose qui permette d’identifier ceux qui ont fait ça.
— Partez. Si elle parle, je répéterai ce qu’elle aura dit aux flics.
Pike l’observa un moment puis se dirigea vers la porte.
— Je comprends. Je suis désolé pour votre sœur.
La femme s’écarta encore un peu plus lorsqu’il sortit. Jetant un coup d’œil en arrière, il se rendit compte qu’elle l’observait depuis le seuil, comme si elle cherchait à évaluer la taille de son cercueil. Il se retourna encore une fois à la hauteur du poste des infirmières : elle avait disparu.
Pike attendit au comptoir que Barbara Fernham revienne et lui demanda si elle s’était renseignée auprès de ses consœurs. C’était le cas, et toutes lui avaient donné la même réponse. Ana Markovic n’avait émis aucun son et son état n’avait donné aucun signe d’amélioration.
— Je regrette, mais vous l’avez vue. J’aurais aimé pouvoir être plus optimiste.
— Merci d’avoir posé la question.
Quand Pike rejoignit les ascenseurs, la sœur d’Ana patientait devant. Il la salua d’un signe de tête, elle se détourna. Une cabine arriva avec trois personnes à l’intérieur ; ils descendirent en silence, Pike d’un côté, la sœur d’Ana de l’autre.
La sœur, la première à quitter la cabine, s’arrêta devant un kiosque à journaux tandis que Pike poursuivait son chemin vers le parking. Elle le regarda passer et il capta son reflet dans une cloison vitrée lorsqu’elle lui emboîta le pas.
À l’entrée du parking, Pike s’arrêta devant l’ascenseur. Une entorse à son habitude d’emprunter l’escalier, quel que soit le nombre d’étages. Il ne fut pas surpris que la sœur d’Ana le rejoigne.
Elle lui adressa un sourire crispé.
— Comme on se retrouve.
— Oui, dit Pike.
L’ascenseur s’ouvrit, vide. Ils étaient seuls. Pike maintint la porte ouverte pour qu’elle entre la première. La sœur d’Ana alla se placer au fond dans la cabine. Pike la suivit, aussi sûr de ce qu’elle allait faire que si ses intentions étaient placardées sur un panneau d’affichage géant de Sunset Boulevard. Sa main était toujours dans le sac.
— Quel étage ? demanda Pike.
— Deuxième.
À la seconde où les portes commençaient à se refermer, sa main jaillit du sac, munie d’un petit pistolet noir que Pike lui arracha avant même qu’elle l’ait pointé dans sa direction. Elle se jeta sur lui et tenta de le frapper, mais Pike lui saisit le bras, en s’appliquant à ne pas le casser. Comme elle tentait de lui envoyer un coup de genou, il la repoussa suffisamment fort pour la plaquer contre la cloison. Il enfonça le bouton d’arrêt de l’ascenseur. Une sirène mugit, pas longtemps.
— Je ne suis pas venu lui faire du mal.
Elle était prise au piège. Avec son souffle sifflant et ses yeux réduits à des meurtrières, elle semblait crever d’envie de lui déchiqueter la gorge à coups de dents.
— Calmez-vous, l’admonesta Pike. Regardez.
Sans relâcher sa pression, il retira d’une main le chargeur de l’arme et actionna la glissière pour expulser la balle engagée dans la chambre. Un joli petit Ruger 380.
— Vous voyez ? reprit-il d’une voix calme, mesurée. Je n’ai rien à voir avec ces assassins.
Il recula d’un pas.
— Frank Meyer était mon ami, ajouta-t-il en lui tendant le pistolet déchargé. Vous comprenez ?
Elle se redressa, embarrassée, sans être totalement convaincue. Elle empoigna le pistolet à deux mains, le dos collé à la cloison.
— Vous l’avez retrouvée comment ?
— La police m’a renseigné.
— Ces fumiers aussi pourraient la retrouver. Ils pourraient revenir la tuer.
— Donc, vous montez la garde ?
— Ils la laissent ici sans aucune protection ! Je fais ce que j’ai à faire.
Le portable de Pike vibra, si bruyant dans l’espace confiné qu’elle baissa les yeux vers sa poche. Pike fut tenté de l’ignorer, mais il attendait des nouvelles de Carson Epp, et c’était lui. Il prit l’appel sans cesser de la fixer.
— Pike.
— J’aurai Lonny en ligne dans vingt minutes. Vous pourrez le prendre ?
— Oui.
— Vingt minutes.
Pike rempocha le téléphone, puis désigna le pistolet d’un mouvement de tête.
— Rangez-moi ça.
Elle remit le Ruger dans son sac. Pike y ajouta le chargeur et la balle puis lui tendit la main.
— Je m’appelle Pike.
Elle le dévisagea de ses yeux noirs, toujours aussi méfiante. Elle avait des pommettes hautes et saillantes, des joues creuses, et une petite cicatrice héritée de l’enfance qui barrait l’arête de son nez. La main de Pike était aussi tannée que la sienne était pâle.
Elle la lui serra brièvement.
Pâle et chaude, dure en dessous.
— Rina, dit-elle.
— Karina ?
— Oui.
— Russe ?
— Serbe.
— Laissez ce pistolet chez vous. Ils ne viendront pas ici. Il y a trop peu de chances qu’elle puisse les identifier. Ils savent dans quel état elle est, donc ils ne s’y risqueront pas. Les flics le savent aussi, c’est pour ça qu’ils n’ont laissé personne devant sa chambre.
Elle plissa les yeux.
— Vous n’êtes pas flic ?
— Frank était mon ami.
L’ascenseur lança un nouveau coup de sirène, impatient de se remettre en branle.
— Quel étage ? demanda Pike.
— Ici.
Pike tendit l’index vers le bouton d’ouverture de la porte.
— Qu’est-ce que vous comptiez faire quand vous êtes montée avec moi ? Me tuer ?
— Je me disais que vous faisiez peut-être partie de la bande. Et dans ce cas, oui, je vous aurais tué.
Pike ouvrit la porte. Un homme rond pénétra dans la cabine en même temps que Rina Markovic en sortait.
— Quelqu’un les retrouvera peut-être, ces salauds, hein ?
— Oui, j’en suis sûr.
Elle l’étudia un instant, comme pour le jauger, et Pike la trouva hagarde.
— Je suis désolée pour votre ami. Je crois qu’ils ont détruit beaucoup de familles.
La porte se referma tandis qu’elle s’éloignait. L’ascenseur monta jusqu’au parking où se trouvait la Jeep de Pike. Il se débarrassa de sa chemise bleu ciel, remit son sweat-shirt gris sans manches, et emprunta la rampe en colimaçon pour rejoindre la sortie.
Huit minutes plus tard, il attendait sur le parking d’un Best Buy quand Lonny Tang téléphona.